25 September 2008
J'étouffe. Il faudra bien qu'ils comprennent. Je ne peux plus jouer éternellement la comédie. C'est fini, c'est triste, mais c'est fini. Tout ça ne m'amuse plus. Ça ne m'a jamais vraiment amusé. C'est apparemment à moi de précipiter les choses sinon je serai encore ici dans dix ans à ne pas savoir. Si ça en vaut la peine. Comment c'est. Comment ça peut être. Je vais y aller.
22 September 2008
Journal de celui qui est parti – 10
J'ai trente-deux ans. Un âge qui ne veut rien dire. Pas de raison de faire un bilan. Et malgré tout, fêter mon anniversaire ici, dans cette ville, avec une seule personne, la seule personne qui le sait au milieu des millions de personnes qui nous entourent… la seule personne qui compte. Ce serait facile de faire le point : de dire, trente-deux ans moins quelques semaines se sont écoulés comme ça et puis d'un coup, tout a changé, parce que je l'ai voulu, j'ai laissé ma première peau derrière moi et j'ai enfilé celle-ci toute fraîche, toute neuve et je ne sais pas combien de temps ça va durer. Peut-être que je fêterai mes trente-trois ans entouré de tous mes amis au restaurant du père de M. comme tous les ans jusqu'à aujourd'hui. Peut-être que la nouvelle peau aura flétri plus vite. Peut-être que H. sera partie ailleurs. Peut-être que tout ce qui m'a poussé à partir va se refermer sur moi comme une mâchoire d'acier et m'engloutir à nouveau, pour revenir dans le droit chemin. Celui que tous connaissaient de moi. J'ai dit à H. que je ne voulais pas de cadeau, juste boire un verre quelque part avec elle. Et flâner comme nous aimons le faire. Dans la chambre, à notre retour, elle a dit qu'elle avait pourtant quelque chose pour moi. Elle s'est noué un ruban autour de la taille. Un peu grisé, comme un enfant gâté, je commence, les doigts tremblant d'impatience, à déballer mon cadeau.
19 September 2008
Journal de celui qui est parti – 9
C'est toujours la nuit que les angoisses se réveillent. Pour la première fois j'ai pensé à mes parents. A ce qu'ils pouvaient bien penser, eux. Je ne les ai pas habitués à leur donner tous les jours des nouvelles, mais ils s'inquiètent sûrement. Et puis ils ne savent pas grand chose de ma vie. Avant maintenant. Ils ne connaissent pas mes amis. C. non plus. Je réalise qu'ils n'ont aucun autre moyen de savoir où je suis, s'ils venaient à s'inquiéter. Mais c'est pour tout le monde pareil. Personne ne peut savoir où je suis, même en ayant les numéros de tous mes amis, collègues, cousins. Je ne leur ai jamais vraiment raconté ce que je faisais, la vie que je vivais. Ça va, il fait beau. Oui, je mange bien. Non, je n'ai pas besoin d'argent, tout va bien. Jamais de question personnelle. Ça ne m'a jamais vraiment manqué. Mais bizarrement, je m'en rends compte seulement maintenant, loin d'eux, vraiment loin d'eux, alors qu'ils ne peuvent pas savoir que je suis si loin et qu'ils ne le sauront que si je le leur dis. Mais je ne le dirai pas, je n'en ai pas besoin. Après tout, je suis heureux comme ça, je n'ai pas besoin d'eux. Je n'ai plus besoin d'eux. Pourtant, ça m'a réveillé. J'ai pensé à eux au beau milieu de la nuit et me suis posé ces questions. Pour la première fois. Peut-être parce que c'est mon anniversaire demain.
16 September 2008
Journal de celui qui est parti – 8
Je n'ai encore rien fait. Les choix restent les mêmes. Les journées se suivent et je suis encore porté par l'euphorie de la nouveauté. Et le sourire d'H. En soi, c'est déjà un grand changement par rapport à mes activités d'avant. Mais l'oisiveté ne me pèse pas. Même si j'ai plus de temps pour réfléchir, pour penser à tout ça. C'est aussi plus de temps pour culpabiliser. Mais bizarrement, je n'arrive pas à culpabiliser. Ça viendra certainement plus tard, quand la routine s'installera et que je pourrai vraiment comparer avec la vie que j'ai quittée. La routine avec H. est-elle meilleure qu'avec C. Je ne suis pas pressé de le savoir, elle sera forcément différente. Et peut-être que nous ne la laisserons pas s'installer, nous remettrons sans cesse tout en jeu, ne tiendrons pas en place, irons toujours plus loin. Je crois que nous en sommes capables, tous les deux. Nous savons ce que nous avons quitté, nous savons ce qu'il ne faut plus faire. Mais nous n'en sommes pas encore là. H. est derrière moi, lit par dessus mon épaule. Je serais toi, je m'embrasserais, dit-elle.
11 September 2008
Journal de celui qui est parti – 7
Que fait C. à cette heure. Que peut-elle faire tandis que je suis ici découvrant qui je suis. Pense-t-elle à moi comme je pense à elle. Pense-t-elle à moi sans être triste, sans amertume. Pense-t-elle à moi sans que sa gorge se noue. Arrive-t-elle encore à sourire en pensant à moi. Je ne sais pas si j'arriverai un jour à lui expliquer. Que ce n'est pas elle que j'ai fui. Que je ne suis pas parti à cause d'elle mais pour lui éviter d'avoir à voir. Celui que je devenais. La confronter à cette nouvelle réalité aurait été la pire des choses. Elle aurait pensé il ne m'aime plus il ne veut plus de moi je ne lui suffis plus. Rien de tout ça n'est vrai. Elle ne peut pas s'en douter, mais mes sentiments n'ont pas changé. C'est moi qui ai changé. Moi et mon regard sur moi. C'est moi que je ne supportais plus. C'est moi dont je ne voulais plus. Elle n'y est pour rien. Mais comment aurais-je pu expliquer cela. Comment aurait-elle pu comprendre sans se perdre elle-même. Comment aurions-nous pu continuer à vivre ensemble. Nul ne me connaît comme elle. Nul ne la connaît mieux que moi. Un duo indéfectible. Pour tous ceux qui nous connaissent. Je le pense toujours. Je la retrouverai sûrement. Un jour. Mais je ne sais pas si elle me retrouvera. Si elle aura envie de connaître celui que je serai devenu ou si elle m'aura patiemment attendu, pensant que c'est une passade, une excentricité de plus. C'est peut-être ça après tout. Je suis mal placé pour m'en rendre compte. Elle le saurait immédiatement en me voyant. Je pourrais même lire dans ces yeux sa désapprobation, sa consternation ou sa résignation. A condition que je puisse soutenir son regard. J'espère qu'elle ne pense pas trop à moi. Qu'elle arrive à vivre sans moi. Même si je ne lui rends pas la tâche facile. Mais lui donner des nouvelles serait encore plus cruel. Étaler mon bonheur à celle qui n'en fait plus partie serait encore plus odieux que ce que j'ai déjà fait. Souvent, pourtant, j'aimerais la voir, juste la voir. Et lui dire de ne pas être triste.
10 September 2008
Journal de celui qui est parti – 6
Je veux faire le tour de cette ville avec toi. Je veux que pas un carrefour, pas un porche ne soit pas associé à une de nos étreintes, à tes yeux dans les miens, à notre amour flamboyant qui nous fait sautiller, frétiller, jubiler sans cesse. Chaque ombre dans les parcs, chaque rai de soleil entre les branches devra au moins une fois avoir supporté la vue de nos caresses. Chaque feu rouge, chaque feu devenu trop vite vert aura éclairé de sa couleur criarde nos visages fondus l'un dans l'autre. Chaque lampadaire des grands boulevards aura projeté notre ombre mélangée sur les pavés. Chaque mur saura comme tu soupires. Chaque courant d'air nous verra frissonner avant de nous avoir atteints. Chaque son ne pourra que rimer avec nous. Et la nuit sur cette ville nous attendra, impatiente de nous voir nous aimer.
09 September 2008
Journal de celui qui est parti – 5
Ils nous voient sans nous regarder. Si on nous regarde c'est juste parce que notre bonheur fait plaisir à voir. Nul ne peut se douter que nous ne devrions pas être là. Que ce que nous faisons est répréhensible. Auprès de ceux que j'ai quitté. Plus la peine de se retourner pour voir si on nous suit. Plus la peine de cacher ma tête dans ton cou pour ne pas être reconnu ou pour te cacher. Je cache ma tête dans ton cou. Juste pour le plaisir de me cacher contre toi. Sans arrière pensée, sans peur. Il ne peut plus rien nous arriver ici. Rien de ce qu'on a fui. Rien de ce qu'on craignait. Tout le monde peut nous voir. Le monde ici pour qui nous ne sommes rien. Que deux amants. Sur un banc. Comme tant d'autres. Mais y en a-t-il tant que ça des comme nous. Qui ont tout abandonné pour pouvoir vivre. Vivre ensemble, sans plus avoir à se cacher. Ceux que j'ai quittés ne peuvent pas savoir la vraie raison de mon départ. J'ai toujours dit que je partirais, j'ai même dit que je reviendrais. Rien n'est moins sûr à présent. J'ai suivi l'amour. Ou l'ai précédé. Difficile de savoir, en tout cas, je l'ai avec moi. Cet amour nouveau, inédit, interdit, coupable et innocent à la fois. Ici, c'est un non-lieu. Il ne pourrait en être autrement. A peine arrivés ici, H. est devenue celle qu'elle aurait toujours dû être. A mes côtés, compagne idéale, notre bonheur doit faire plaisir à voir. Les enfants ricanent en prenant des mines dégoûtées tandis que nous nous embrassons goulûment, en les ignorant. Je me sens rajeunir. Aurais-je pu croire passer des journées à embrasser. Toujours différemment. Comme deux adolescents pour qui le temps s'est arrêté. A cet âge là je n'avais pas trouvé celle qui voudrait m'embrasser comme ça. Mais maintenant, j'ai l'impression de rattraper le temps perdu, de redémarrer ma vie là, juste avant l'âge adulte, de repartir à zéro – même dans l'usage de mes lèvres que je presse contre celles de H. La première à m'avoir dit que j'avais une belle bouche. Je ne sais pas si c'est vrai. Car justement personne ne me l'avait dit avant. Même celles qui en ont abusé ou qui semblaient l'apprécier. C. faisait toujours l'éloge de mes mains. Mais je ne crois pas qu'elle m'ait parlé de ma bouche. Pas en ces termes en tout cas. Moi, j'aimais sa bouche. Je le lui ai souvent dit. Nous sommes deux parfaits inconnus au milieu de la foule et quoique nous fassions, personne ne nous en voudra. Une vieille a bien toussé ostensiblement en passant devant nous, H. a éclaté de rire, de son rire si pointu qui me chatouille le cœur. Nous savourons cet anonymat comme chaque minute passée ensemble, comme un vrai couple, ce que nous pensions ne jamais pouvoir être. Ce que nous sommes désormais. Ici. Pour nous seuls. Je respire l'air autour de moi, éloigne ma bouche une demi seconde de celle de H. Il y a quelque chose dans cette vie de délicieusement indécent.
08 September 2008
Journal de celui qui est parti – avant le départ
Se réveiller pour le savoir. pour vérifier. Une impression dans son sommeil. La dernière sensation du rêve. Ce rêve qu'on a espéré, attendu et qui cette nuit est venu, comme par surprise. Encore mieux, encore meilleur. Meilleur qu'on l'avait rêvé. Et se souvenir de ce rêve, ce rêve qu'on avait souvent imaginé, pensé. S'en souvenir maintenant qu'il a eu lieu dans son sommeil, s'en souvenir tel qu'il a été et pas tel qu'on l'avait souhaité. Se forcer à se concentrer sur sa réalité. La réalité d'un rêve. Aussi floue voire plus floue que l'idée qu'on s'en était faite. Retrouver ce bonheur immense, pendant le sommeil, maintenant voilé par le réveil, par la conscience que ce n'était qu'un rêve. Retrouver ce bonheur. Dans sa mémoire. Mémoire de ce que l'on a soi-même inventé. Sans s'en rendre vraiment compte, comme si le cerveau nous faisait cadeau pour une fois d'un rêve, du rêve qu'on attendait chaque soir en s'endormant, en sombrant, en s'abîmant dans le sommeil. Ce refuge où cela devient possible. Où ce bonheur inaccessible existe. Où il a existé. Cette nuit. Pour une durée inconnue. Peut-être seulement quelques secondes. Touchées par la grâce. Et qui laissent une sensation d'ivresse, de plénitude. La plénitude de rien. Car en fait, il ne s'est rien passé. On a rêvé. On a pensé sans le vouloir ce qu'on voulait toujours penser. Et ce matin, on est toujours le même qu'hier soir. Ce petit supplément de bonheur en plus. L'éventualité du "ça aurait pu arriver". En vrai. Vraiment. Au moins là c'est arrivé. En rêve. La surprise est la même. L'après aussi. Un état d'apesanteur, un bien-être, une expression involontairement béate dans la pénombre. C'est arrivé. Ça m'est arrivé. Enfin. Tant pis si aujourd'hui me prouve le contraire. J'ai vécu ce que je voulais. J'aurais toujours ce refuge. Dans mes souvenirs. Si la vie prend un autre tour, au moins là – je sais que tu m'attends.
07 September 2008
Journal de celui qui est parti – 4
J'aurais pu changer de nom. Il paraît que c'est facile ici. Il suffit d'y mettre le prix. Et ici rien n'est vraiment cher. Beaucoup le font, pour officialiser cette nouvelle vie qui commence, une fois arrivés. Moi, je n'ai pas besoin de faux papiers. J'ai montré mon passeport en arrivant, et deux fois ensuite, ça n'intéresse personne de savoir quel est mon nom, surtout que celui-ci est peut-être déjà usurpé. Dans un endroit où tout le monde agit sous pseudonyme, qui peut prouver qu'il s'appelle vraiment comme ça. Je sais que tous respectent mon choix. Ils ne me chercheront pas. Ils savent qu'ils n'en ont pas le droit. C'est à moi de leur faire signe. Le moment venu. Pour l'instant, ils ne pourraient pas me retrouver. En demandant juste de porte en porte, en questionnant la police. Il faudrait soudoyer le service de l'immigration. Aucun d'eux ne le ferait par peur de me décevoir. De me déranger. Jamais je n'aurais cru que disparaître était aussi facile. Aussi normal. Disparaître tout en étant en vie. En restant soi. En changeant juste tout le reste. La vie, l'entourage, le cadre, l'adresse. Je sais qu'il n'y a rien de noble dans cela. C'est plus une fuite qu'une disparition. J'abandonne tous ceux que j'aime. Tous ceux qui m'aiment. Et eux, s'ils sont tristes, inquiets, déçus savent qu'ils ne doivent rien faire contre cela. Contre mon souhait. De disparaître. A leurs yeux. De leur vie. De la mienne aussi. De moi il ne reste donc plus qu'un nom. Celui de mon passeport. Celui que H. murmure en écorchant la fin. Je n'existe encore que dans sa bouche. Personne d'autre ne m'appelle. Personne d'autre n'en a besoin. Moi-même je ne pense plus à mon nom, à qui je suis ou qui j'étais. Je vis chaque instant comme un étonnement, comme une nouvelle trajectoire, toute neuve, où tout est à faire. Ou à ne pas faire. Je peux tout faire. Élever des porcs, m'engager dans la police locale, vendre des vélos, leur apprendre ma langue. Aucun diplôme, aucune école n'aurait pu me donner cela. Cette liberté, cette nouvelle naissance. H. sourit à m'entendre énumérer tout ce que je pourrais faire à présent. Elle a déjà réalisé son rêve. Elle me l'avait confié, quelques temps avant que je parte. Vivre avec toi. Je n'ai pas hésité.
05 September 2008
Journal de celui qui est parti – 3
Cette nuit, j'ai bien failli. Les rappeler, tous. L'un après l'autre. D'abord C. bien sûr puis B. et L. Et les autres ensuite. Les appeler et juste leur dire. Mon adresse. Et puis viens. Viens me voir. Et raccrocher juste après. Attendre ensuite. Lequel viendrait le premier. Lequel réussirait à me rejoindre le plus rapidement, par la route, le train, les airs… Le plus rapide ne pourrait pas être là avant le matin. Je n'aurais pas pu me rendormir. J'aurais attendu. Et toute la journée ensuite, s'il le fallait. Et peut-être encore deux jours. C. serait venue, elle aurait mis du temps mais elle serait venue. Elle aurait été sûrement surprise de me trouver ici. Plutôt bien. Jusqu'à cette nuit. Elle n'aurait rien dit. M'aurait juste serré très fort. Elle aurait sûrement pleuré. Moi aussi. Je ne l'ai pas fait. J'ai réussi à me retenir. Je ne suis pas descendu téléphoner. Je suis resté dans ma chambre. H. dormait à côté de moi, sa tête tournée vers moi, un petit rictus dans son sommeil, je l'ai embrassée, me suis lové contre elle, elle n'a pas bougé. J'ai attendu. Je comptais les battements de mon sang dans mes tempes, je pensais que le bruit allait la réveiller. Plus j'étouffais, plus je me serrais contre elle. Elle dormait bien, rayonnante de notre bonheur. Ma nouvelle vie. Celle que j'ai vraiment choisie. Je n'ai pas vraiment pu me rendormir, j'ai calé ma respiration sur la sienne, elle a bougé quand j'ai embrassé ses cheveux, elle s'est tournée et j'ai continué à penser. Si je les rappelais, qui viendrait. Quand viendrait C. Que penserait-elle de me voir ainsi, ici. Je pourrais le lui écrire. Mais je me le suis interdit. Depuis le début. J'ai dû sombrer sur le matin, il faisait déjà clair. J'ai dormi profondément, comme épuisé par cette nuit. H. m'a réveillé tout doucement, m'a dit quelque chose que je n'ai pas compris. Son regard dans la lumière du matin, le soleil si cru, j'ai bien fait. Avant que j'aie pu lui dire bonjour, elle me ferme la bouche d'un baiser, comme elle seule en a le secret.
04 September 2008
Journal de celui qui est parti – 2
Ce manque n'est pas celui que je devrais éprouver. J'ai tout laissé derrière moi. Sur un coup de tête, je les ai tous quittés, comme ça, du jour au lendemain, alors que je n'avais rien à leur reprocher, j'aurais pu rester, des années sans doute, tout se serait bien passé et eux n'auraient peut-être jamais rien remarqué. De ce qui se passait en moi. Mais je suis parti. J'ai tout laissé. Tous. Et ici, loin d'elle, loin d'eux, je devrais ressentir un manque légitime. Un manque facile à expliquer. Le manque de ceux qu'on aime, qu'on a aimé, qui ont compté plus que tout, jusqu'ici. Un manque naturel. Une sensation physique, le mal du pays, si ce pays c'était eux qui le formaient, eux qui sont ma seule attache. Qui l'étaient en tout cas. Il y a peu. Ce serait donc normal, ce soir, de me sentir seul. De vouloir les retrouver, de penser à ses caresses, de penser à leurs voix. Et pourtant non. Ce manque n'est pas pour eux. Le manque que je ressens comme un poignard acéré dans mon ventre, ce manque c'est toi qui le suscites. Tu me manques. Tu es là, juste à côté. A deux pas. Trois peut-être. Que tu ne sois pas là tout de suite m'est devenu insoutenable. L'instant où tu t'éloignes, où tu repars où le parfum de ta peau devient inaccessible à mes narines. Cet instant vaut tous les exils du monde, toutes les ruptures, tous les déchirements. Une absence dont la violence me coupe le souffle. Une douleur foudroyante. Tant que tu ne feras pas ces deux, trois pas en arrière, tant que tu ne reviendras pas, tant que tu ne toucheras pas du bout de tes doigts le bout des miens que je puisse t'attraper, tant que tu ne seras pas ici, enfermée dans mes bras, m'enfermant dans tes bras. Avec toi, j'oublie le monde. Sans toi, je l'ai oublié.
03 September 2008
Journal de celui qui est parti – 1
La photographie ? J'y pensais justement. Oui, c'est étrange mais elles partagent toutes cette même passion. C'est un hasard si j'aime systématiquement une femme qui pratique la photographie. Pour le plaisir. Je n'en ai pas connu de professionnelle, enfin pas au sens où on l'entend, mais si je pense à C. ou même N., chacune à sa façon était photographe. M. aussi bien sûr. Chacune avec son propre style. Quand je serai bien vieux, reclus dans mon alcôve, j'exposerai ma dépouille au milieu des portraits encadrés réalisés par celles qui m'ont aimé. On me verra adolescent, cliché mal fixé au club photo du lycée, rayonnant dans l'ivresse du premier amour, magnifié ensuite par celle qui m'a le plus aimé et transformé enfin par la tendresse du regard derrière l'objectif. Et toi aussi, alors, tu photographies. Ton portrait sera là aussi si tu le réalises un jour, si je pose pour toi, si tout cela débouche sur quelque chose… en même temps, je n'en doute pas. Ce sera peut-être le plus surprenant dans cette exposition. Celui que personne ne soupçonne et je ne pourrai que t'offrir un visage serein, où le bonheur affleure. Un visage que personne n'a jamais vu. Pas même moi. Peu importe quels seront les prochains, qui seront les prochaines, c'est ce portrait qu'il faudra mettre juste au-dessus de moi, quand les quelques amis qui m'auront survécu viendront me voir une dernière fois. Je ne sais pas si toi, tu seras là, à ce moment-là, si tu m'auras suivi jusque là, si tu te souviendras encore de moi, mais tous devront me voir tel que tu m'as fait, en cet instant. La photographie ? Intéressant. J'avais oublié de te répondre. Je ne veux pas te dire, je ne peux pas te dire que les autres avant toi, aussi… j'aimerais que tu sois la première, que tu prennes ton appareil d'une main, que tu tendes le bras le plus loin de nous et que tu retournes l'objectif sur nous, pour immortaliser ce que nous sommes en train de vivre, pour que tout le monde le sache. Même si personne ne voit la photo. Même si personne ne nous voit. D'autres ont fait le geste avant toi. Mais toi, tu dois le faire, pour nous. pour que commence vraiment l'histoire. pour nous documenter. Au lieu de ça, tu fourrages dans ton sac, tu sors un briquet et te lèves. Tu m'embrasses rapidement. Tu reviens, dis-tu. L'appareil est là sur la banquette à côté de moi, tu n'y as pas touché. Je pourrais le prendre et réaliser seul cet autoportrait comme une surprise pour plus tard. Je n'en fais rien. Non, j'ouvre l'arrière de l'appareil, sors le film juste amorcé et le range dans une poche de ton sac. Je n'attends pas que tu ais fini et sors par l'arrière du café.