Journal de celui qui est parti – 5
Ils nous voient sans nous regarder. Si on nous regarde c'est juste parce que notre bonheur fait plaisir à voir. Nul ne peut se douter que nous ne devrions pas être là. Que ce que nous faisons est répréhensible. Auprès de ceux que j'ai quitté. Plus la peine de se retourner pour voir si on nous suit. Plus la peine de cacher ma tête dans ton cou pour ne pas être reconnu ou pour te cacher. Je cache ma tête dans ton cou. Juste pour le plaisir de me cacher contre toi. Sans arrière pensée, sans peur. Il ne peut plus rien nous arriver ici. Rien de ce qu'on a fui. Rien de ce qu'on craignait. Tout le monde peut nous voir. Le monde ici pour qui nous ne sommes rien. Que deux amants. Sur un banc. Comme tant d'autres. Mais y en a-t-il tant que ça des comme nous. Qui ont tout abandonné pour pouvoir vivre. Vivre ensemble, sans plus avoir à se cacher. Ceux que j'ai quittés ne peuvent pas savoir la vraie raison de mon départ. J'ai toujours dit que je partirais, j'ai même dit que je reviendrais. Rien n'est moins sûr à présent. J'ai suivi l'amour. Ou l'ai précédé. Difficile de savoir, en tout cas, je l'ai avec moi. Cet amour nouveau, inédit, interdit, coupable et innocent à la fois. Ici, c'est un non-lieu. Il ne pourrait en être autrement. A peine arrivés ici, H. est devenue celle qu'elle aurait toujours dû être. A mes côtés, compagne idéale, notre bonheur doit faire plaisir à voir. Les enfants ricanent en prenant des mines dégoûtées tandis que nous nous embrassons goulûment, en les ignorant. Je me sens rajeunir. Aurais-je pu croire passer des journées à embrasser. Toujours différemment. Comme deux adolescents pour qui le temps s'est arrêté. A cet âge là je n'avais pas trouvé celle qui voudrait m'embrasser comme ça. Mais maintenant, j'ai l'impression de rattraper le temps perdu, de redémarrer ma vie là, juste avant l'âge adulte, de repartir à zéro – même dans l'usage de mes lèvres que je presse contre celles de H. La première à m'avoir dit que j'avais une belle bouche. Je ne sais pas si c'est vrai. Car justement personne ne me l'avait dit avant. Même celles qui en ont abusé ou qui semblaient l'apprécier. C. faisait toujours l'éloge de mes mains. Mais je ne crois pas qu'elle m'ait parlé de ma bouche. Pas en ces termes en tout cas. Moi, j'aimais sa bouche. Je le lui ai souvent dit. Nous sommes deux parfaits inconnus au milieu de la foule et quoique nous fassions, personne ne nous en voudra. Une vieille a bien toussé ostensiblement en passant devant nous, H. a éclaté de rire, de son rire si pointu qui me chatouille le cœur. Nous savourons cet anonymat comme chaque minute passée ensemble, comme un vrai couple, ce que nous pensions ne jamais pouvoir être. Ce que nous sommes désormais. Ici. Pour nous seuls. Je respire l'air autour de moi, éloigne ma bouche une demi seconde de celle de H. Il y a quelque chose dans cette vie de délicieusement indécent.
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