meinetwegen

tentative de rattrapage, espace d'exploration, d'échange et d'expérimentation, tout par la langue, rien que la langue, slurp.

29 August 2006

Krotki film o Kieslowski

27 August 2006

Une minute en moins - 5e partie

Tel le capitaine sur son navire, Georges Meunier avait toujours voulu être le seul maître à bord de son destin, l'idée d'une persécution, même si elle devient difficilement réfutable est en parfaite contradiction avec son éthique personnelle et le contrôle absolu de sa vie. Non, personne ne pourrait décider de sa mort à sa place. Debout sur le trottoir, légèrement plié en deux (ce qui revient à être plié en 1,8), Georges Meunier respire avec peine, regarde le sol avec effroi et essaye d'ordonner toutes ces pensées apocalyptiques qui ne le quittent plus depuis qu'il est sorti de chez lui quelque peu précipitamment. Petit à petit, il s'impose un retour au raisonnement le plus cartésien qu'il a toujours privilégié, comme si là était la bouée de son sauvetage. Si on lui a volé des minutes à son insu, pendant son sommeil, ou pendant des moments de distraction - après tout, passait-il vraiment dix heures à dormir ou deux heures à classer ses timbres ? - cela veut donc dire qu'il est plus jeune qu'il ne le pense puisque ce matin, il a sauté une minute de vie sans la vivre. Cette opération répétée à l'envi par les forces à l'origine du complot fait qu'il a peut-être évité de vivre plusieurs heures, voire plusieurs jours. A moins que ce ne soit l'inverse, justement, en lui volant les minutes, on accélère son vieillissement et on le précipite vers l'âge canonique et donc vers la mort... Le cerveau de Georges Meunier s'agite en tous sens dans sa boîte crânienne : voilà bien le casse-tête qu'il aurait aimé éviter, quelques jours seulement après le changement d'heure. Deux fois par an, il essayait de rationnaliser cette foutue histoire de perdre ou gagner une heure avec le passage à l'heure d'été puis à l'heure d'hiver et réciproquement ou vice-versa... Si on avançait d'une heure, cela voulait-il dire qu'on gagnait ou qu'on per... Non, ça ne va pas recommencer, toujours ces questions tordues dès qu'il s'agit du temps qui passe, on a bien compris que Georges ne supporte pas l'idée que quelque chose échappe à sa vigilance, ou tout simplement que quelque chose lui échappe... or, là, il ne maîtrise plus rien, le pauvre vieux, il est courbé sur un bout de trottoir du XVIIIe arrondissement, ignorant les autres passants, sa bouche est entrouverte dans une expression hébétée, un observateur attentif remarquerait même la salive figée aux commissures des lèvres... Georges Meunier sent qu'il est en train de perdre la bataille, que tout cela le dépasse, qu'il aurait mieux fait de ne pas regarder son réveil ce matin, de continuer à vivre dans l'ignorance, de faire avec sans le savoir, bref de subir la dictature sans broncher. Le petit frère de résistant qu'il est ne peut toutefois pas se résoudre à cette lâcheté, lâcheté qui avait pourtant été la sienne tout au long de sa vie, puisque le facteur avait été un suiveur de la plus basse espèce. Mais en cette minute qu'il ne prend pas la peine de vérifier sur sa montre-bracelet, Georges Meunier semble décidé à rompre avec le passé, à laisser sa carapace étriquée sur le bitume souillé de la capitale, ce même Georges Meunier qui a toujours fui les remous se sent prêt à une action héroïque à la hauteur de la menace qui pèse sur l'humanité. Humanité totalement inconsciente s'il se fie au regard hagard et bovin de ces semblables lorsqu'il se retourne sur lui-même et prend le chemin de son immeuble d'un pas qu'on a déjà évoqué plus tôt, car Georges Meunier n'est pas homme à tout changer d'un coup.

24 August 2006

Une minute en moins - 4e partie

L'odeur âcre de tabac et d'haleine chargée saute aux narines de Georges alors qu'il franchit la porte en hochant la tête dans un salut hésitant. L'endroit est très fréquenté en cette heure matinale et il se décide à s'approcher du comptoir où sont accoudés quelques retraités du quartier qu'il a déjà croisés. Un vieillard avec une béquille est en grande conversation avec une femme vulgaire à la voix d'homme et aux traits grossiers. Il se poste derrière elle et commande un chocolat chaud, ce qui lui vaut les regards suspicieux de ses voisins. Il sent qu'il doit parler, il lui faut justifier sa présence ici, où il n'est quasiment jamais venu de sa vie. Mais tout le monde semble déjà l'ignorer. Au patron qui lui sert le chocolat, il lance sur un ton faussement complice "Vous avez vu, le père des Chiffres et des lettres est mort." L'autre le regarde dans un haussement d'épaules et murmure sans desserrer les lèvres : "Moi, j'préfère Intervilles..." C'est absurde, Georges en est maintenant convaincu, sa présence incongrue dans ce café ne fait qu'aggraver la situation. Il sirote sans envie le chocolat à l'eau à douze francs (quand même douze francs pour un chocolat à l'eau...) tout en essayant d'écouter les conversations qui l'entourent. On parle tiercé, météo, politique municipale - dans ses grandes lignes - mais personne ne mentionne l'événement du jour. Georges sent que le moment est venu, qu'il ne doit pas quitter les lieux sans savoir, il se penche sur l'épaule carrée de sa voisine, alors que celle-ci s'allume une nouvelle cigarette, et lui dit en masquant difficilement son inquiétude : "Vous avez vu qu'on nous a volé une minute ce matin ?!" La vieille femme tire une grande bouffée qu'elle lui régurgite dans les yeux en lui répondant d'une voix étonnamment virile : "Une minute ? Mais moi, c'est toute ma vie qu'on a volée!" Son acolyte infirme essaye alors de se mêler de la conversation : "Ouais, Michelle a raison, moi aussi on m'a volé quarante-deux ans à faire un boulot merdique et à me bousiller la santé." Georges Meunier, qui avait déjà beaucoup pris sur lui depuis son entrée dans le café, comprend alors qu'il vaut mieux éviter de prolonger le débat, mais il doit à tout prix partager l'information exclusive dont il semble être le seul détenteur : "Oui, mais ce matin, on nous a volé une minute, y a pas eu 7h47 !" Sur ces mots, il refait un hochement de tête en direction du comptoir et sort, emportant avec lui un échantillon important de la puanteur intérieure. Nous ne retranscrirons pas ici les mots peu amènes qui affluent dans la tête de Georges pour qualifier les personnes qu'il vient de rencontrer, les dites personnes échangeant quant à elles un regard mêlé d'interrogation et d'amusement. La colère est en train de prendre le pas sur la peur alors qu'il remonte la rue des Dames, soit on se moque de lui, soit la chose est vraiment trop grave... Et tout le pousse à croire que c'est bien la deuxième hypothèse qui est la bonne... Il songe même à aller jusqu'au commissariat faire une déposition ou demander des explications mais il a peur de se ridiculiser ou d'être pris pour un perturbateur de l'ordre public, et c'est bien ce qui a toujours retenu Georges Meunier de franchir les portes d'un commissariat... on ne sait jamais, il pourrait se rendre suspect d'un crime qu'il n'aurait pas commis et aller au devant de difficultés inutiles. Non, la police n'est pas une solution, les pompiers non plus, Georges réfléchit en marchant, tourne le problème dans tous les sens, machinalement il a pris le chemin de son parcours quotidien, sûrement pour retrouver un peu de stabilité et de confiance. Il songe toutefois plus sérieusement à aller voir le bijoutier de l'avenue de Clichy pour lui demander s'il a remarqué quelque chose, mais il réalise qu'à 7h46, celui-ci n'était sans doute pas dans sa boutique avec toutes ses pendules pour voir toutes les aiguilles sauter en même temps la minute qui lui fait tant défaut. Qui pouvait bien avoir intérêt à raccourcir ainsi les vies, à accélérer le temps ? Il s'agissait forcément d'une autorité haut placée, aux sombres desseins... Georges Meunier s'arrête net sur le trottoir. Il n'ose croire l'horreur de l'idée qui vient de lui traverser l'esprit. Et si cette minute n'était pas la première ? Après tout, il ne passait pas sa vie les yeux rivés sur le cadran de sa montre ou de son réveil à surveiller que chaque minute succède à la précédente. Jusqu'ici, il n'avait jamais eu à envisager de telles malversations, le temps lui avait semblé plutôt régulier. Mais, dans la tête de Georges Meunier, tout s'accélère soudain, qui sait si cela ne dure pas depuis des années... et surtout qui a la preuve que la nuit, les horloges ne subissent pas une telle accélération, sautant allégrement plusieurs minutes chaque heure ? Il lui arrivait bien de se réveiller pendant la nuit et de regarder passer les minutes sur le cadran du réveil, mais c'était toujours dans un état de demi-sommeil et peut-être qu'ils avaient aussi les moyens d'opérer ces sauts temporels aux moments d'inattention des gens, peut-être qu'ils le surveillaient à chaque minute en attendant qu'il tourne la tête pour pouvoir avancer les aiguilles et les compteurs. Georges se saisit la poitrine, tant l'excitation de ses élucubrations l'a mis dans un état de quasi apoplexie. Et si justement, maintenant qu'il sait, ils essayaient de le faire mourir...

07 August 2006

Une minute en moins - 3e partie

D'un pas à la fois hésitant et décidé, ce qui confère au retraité une démarche toute particulière au saut du lit, il se dirige dans la salle de bain, car il éprouve le besoin inhabituel de prendre une douche. Ses gestes sont nerveux, voire maladroits, il se rattrape in extremis au bord de la baignoire lorsque son pied glisse dans le fond de celle-ci. Son coeur bat la chamade. Georges Meunier reste longtemps sous l'eau chaude, les yeux fermés, comme pour laver son corps de l'ignominie qu'il vient de subir. A peine sec, il se saisit de son rasoir électrique, ce qui est loin d'être prudent, se rase machinalement sans oser regarder son visage dans le miroir de la salle de bain. Il a en effet croisé furtivement son regard en entrant, un regard inconnu, les pupilles dilatées, la paupière gauche tremblant d'un tic nerveux, il ne veut pas revoir cette tête-là. Inconsciemment, il inspecte longuement les réveils et autres pendules qui ornent chaque pièce de l'appartement, comme si elles allaient parler, le rassurer, lui dire : "Non, Georges, tu n'es pas fou, tu t'es assoupi une minute, une minute voilà tout." Mais ces appareils destinés à aggraver la sensation de vieillissement restent bien muets face aux yeux de Georges, pas un son ne sort d'eux, si ce n'est le tic-tac coutumier et atone. Pourtant, en ce début de journée pour le moins inquiétant, Georges Meunier aurait préféré être confronté à la situation absurde d'une pendule qui l'interpelle par son prénom, ce qui l'aurait convaincu que rien ne va plus et l'aurait presque rassuré. Mais tout a bien l'air d'aller. Rien, absolument rien n'est différent de d'habitude. A part lui, debout dans la cuisine, nu, sa serviette de bain autour de la taille, les cheveux blancs en bataille. Quand il prend conscience de l'image qu'il est en train de donner à ses meubles, il retourne presque méfiant dans la chambre à coucher, jette un regard plein de défiance à son radio-réveil et s'habille dans l'obscurité. Depuis 7h48, l'excitation ne l'a pas quitté. Il doit s'arrêter dans ses gestes quotidiens pour reprendre son souffle, transpire immodérément pour cette matinée d'avril, se retourne sans arrêt dans le couloir, pour voir si personne ne le suit. Il s'ébouillante presque le palais avec sa chicorée qu'il a laissée bouillir, y trempe sans appétit ses tartines beurrées tout en écoutant la radio qui continue de faire comme si rien ne s'était passé. Si tous les événements qui ont précédé laissaient deviner un grand tourment chez le vieil homme, en voilà un qui ne laissera personne indifférent, ce 20 avril 1998, Georges Meunier ne finit pas son petit déjeuner. Il enfile ses chaussures fourrées qu'il porte chaque année jusqu'au 30 avril, quelque soit le temps et s'empare de son imperméable qu'il enfile par dessus sa veste en laine. Dans l'escalier qui le mène vers la sortie de l'immeuble, son souffle est de plus en plus court. Il s'arrête sur le palier du premier étage, essaye de se calmer, pour la première fois depuis qu'il a signé sa convention obsèque, Georges Meunier pense à la mort. La sienne. Il a soudain peur de sortir dans la rue, de voir d'autres personnes, et pourtant il sait que, seuls, les autres pourront lui donner la confirmation de ce qu'il a vu...
Il remonte la rue jusqu'au carrefour de l'avenue de Clichy, traverse et s'engouffre dans la rue des Dames à un pas plus rapide que la foulée de facteur qu'il a pratiquée depuis 1958. Et, comme s'il voulait à tout prix nous prouver que décidément, ce n'est pas un jour comme les autres, il entre dans le bar tabac qui fait l'angle avec la rue Biot. Georges Meunier a toujours soigneusement évité tout lieu de rassemblement, qui plus est enfumé, ne voulant pas se mêler à ses semblables. Mais, aujourd'hui, il espère être témoin d'une conversation sur ce qui est arrivé ce matin, attraper au vol des indices sur cette machination infernale.

04 August 2006

Une minute en moins - 2e partie

Le 19 avril 1998, Georges Meunier se réveilla au son de la radio comme chaque matin et démarra sa journée comme on l'a vu, sans histoire. Le 20 avril, ses yeux s'ouvrent dès les premiers mots du présentateur des informations. La chambre est baignée dans la pénombre, Georges se redresse dans son lit et s'étire au son des nouvelles du jour : si la mort d'Octavio Paz l'affecte peu, il est surpris d'apprendre la disparition d'Armand Jammot, dont il a longtemps suivi Les Chiffres et les lettres avant que la formule ne change - de toute façon, il ne regarde plus la télévision depuis la mort de Jacqueline. Les yeux rivés sur le compteur digital de son radio-réveil dont les chiffres verts colorent l'angle de la chambre d'une lumière irréelle, Georges Meunier écoute le résumé de la biographie du producteur, il est 07:46. Une sueur froide lui parcourt le dos le long de son pyjama en flanelle quand il voit le dernier chiffre du cadran se transformer directement en 8. Il en est sûr, le réveil n'est pas passé par 07:47. Il indique bien 07:48. Georges Meunier est parfaitement réveillé, il sait qu'il ne s'est pas assoupi, pas même une minute, qu'il n'a pas cligné des yeux ou détourné le regard. Non, il était assis là, dans son lit, le dos calé sur son oreiller en plume d'oie, le buste à demi incliné, dans la pénombre verte de la chambre et il écoutait très attentivement le rappel des grandes émissions inventées par Armand Jammot. "... des jeux qui faisaient appel à l'intelligence des téléspectateurs..." C'est sur ce dernier mot que le cadran avait changé passant de 46 à 48, oubliant, sautant, ignorant la 47e minute de la septième heure de ce 20 avril 1998. N'importe qui, témoin d'un tel accroc technique aurait d'abord ausculté le dit réveil, vérifié la prise, l'appareil n'était pas tout jeune - Georges Meunier l'avait acheté douze ans plus tôt, à l'époque c'était une vraie acquisition. Non, si tout être normalement constitué aurait d'abord douté de la machine, telle ne fut pas la réaction de Georges Meunier face à cette bizarrerie horlogère... La sueur froide déjà mentionnée détrempe à présent le dos de Georges qui s'éponge nerveusement le front avec les draps. Il est en nage, paralysé de terreur. Le réveil indique à présent 07:52 et Georges a vu défiler tous les chiffres depuis quatre minutes. Pour la première fois depuis très longtemps, Georges Meunier a peur - la dernière fois remonte aux bombardements de la Seconde Guerre Mondiale, Georges Meunier n'a pas eu dans sa vie, depuis, de grandes frayeurs, tant il s'est appliqué à ce que cette vie programmée et dictée par l'horloge se passe sans souci. Or, c'est bien l'horloge qui le trahit en cet instant, sous la forme d'un radio-réveil Philips blanc à affichage digital vert, acheté en 1986 chez le détaillant en électro-ménager Mocoeur, depuis remplacé par une pizzeria. Pourtant, Georges ne pense toujours pas à mettre en doute les performances de son réveil. Il n'écoute plus la voix monocorde et enrhumée du présentateur de la météo, ses mains sont moites contre la couverture, ses yeux sont écarquillés et il sent sa lèvre inférieure souffrir d'un léger tremblement tandis que sa bouche est entrouverte. Georges Meunier a peur, quelque chose lui a échappé. Une minute. Lui, qui à cet instant en avait vu passer trois millions trois cent huit mille deux cent quatre-vingt-six depuis sa naissance, voyait tout son monde s'effondrer en ayant manqué la quatre cent soixante-septième de cette nouvelle journée... On pourrait bien sûr considérer avec amusement la détresse de ce vieil homme à la vie étriquée face à un tel événement, mais tout humain se doit de respecter le drame d'autrui. Car Georges Meunier vit bien le pire drame de sa vie ce matin. La mort soudaine de Jacqueline n'avait pas eu un tel effet ravageur sur Georges, puisque dès le moment où il l'avait rencontrée, chez des amis de ses parents à Rambouillet, il s'était préparé à l'éventualité de sa disparition et, pour prévenir tout désordre et tout chagrin, avait envisagé ce que deviendrait sa vie après, car curieusement, il n'avait jamais pensé mourir avant elle. Avec le temps, cette projection s'était estompée et le veuvage n'avait pas été si facile à assumer qu'il l'avait prévu. Mais tout cela n'avait rien à voir avec ce qui venait de se passer dans sa chambre. Le temps l'avait volé. Lui avait volé une minute. Précisément une minute de ce peu de détente qu'il s'accordait chaque matin avant de se lever.
Georges Meunier se lève difficilement à 7h59, il avance à pas lents, sentant ses rotules fragiles sous le coup de l'émotion, vers le réveil et monte le son, persuadé que le journal de 8 heures, plus complet, va évoquer le drame qu'il vient de vivre. "... et nous l'apprenons à l'instant, Monsieur Georges Meunier, 63 ans, résidant rue Ganneron dans le XVIIIe arrondissement à Paris a été le témoin de la disparition de la quarante-septième minute de la septième heure de ce 20 avril 1998, sur place, notre envoyé spécial..." Voilà ce qu'espère entendre Georges alors que le présentateur énumère les faits marquants du jour, mais en dehors du compte-rendu du sommet des deux Amériques, des déclarations du Premier Ministre et du rappel de la disparition du père des Chiffres et des Lettres, rien ne fait état de la catastrophe qu'il vient de vivre. C'est à 08:06, sur le cadran de son réveil, que Georges Meunier, en pyjama détrempé, les pieds nus, est saisi d'une certitude : il s'agit d'un complot. (A suivre...)

03 August 2006

Une minute en moins


Le matin, au moment du réveil, est souvent le point de départ d'une aventure insolite. Dans les bons romans, on a du mal à sortir de son lit en raison d'une carapace encombrante. Dans la vie, c'est autre chose, on ne s'appelle pas Gregor mais peut-être Georges et on se lève comme tous les jours parce que justement la vie n'est pas un roman.

En ce qui concerne Georges Meunier, on aurait du mal à trouver dans cette longue vie accomplie au service des postes et télégrammes la moindre fantaisie susceptible d'intéresser un quelconque romancier en mal d'inspiration. Il semblerait bien au contraire que Georges Meunier ait choisi délibérément de mener une vie vide d'intérêt, où toute intervention du hasard a été spontanément exclue par une organisation minutieuse de chaque minute qu'offre la sainte journée. Il avait même renoncé à la foi chrétienne à l'âge de 23 ans, peu après son mariage avec Jacqueline Lubin, ne pouvant se permettre l'intervention d'un miracle ou de la volonté divine dans son quotidien. Georges avait donc été trente-sept ans durant un employé modèle, facteur de son état, qui était apprécié pour son zèle, sa discrétion et sa ponctualité. Peu de gens du secteur 16 qu'il a parcouru selon le même circuit depuis 1958 seraient capables de décrire ce facteur qui brillait par son insignifiance.
Pourtant, depuis sa retraite, il continuait à arpenter le quartier dont il avait été le messager, commençant sa tournée comme dans le temps, juste accompagné de sa sacoche en cuir, cadeau de départ offert par ses collègues. Il lui arrivait de temps en temps de croiser un de ses successeurs, ce qui était toujours l'occasion de longs marmonnements intérieurs comme quoi de son temps, on ne se serait pas permis ces choses-là.
Georges Meunier parlait souvent seul, il n'avait pas d'amis, les amis c'est une perte de temps, et Jacqueline l'avait abandonné six ans plus tôt, terrassée par une attaque cérébrale. Ce départ non programmé avait causé un certain trouble dans la vie réglée de Georges et il avait dû prendre sur lui pour se fabriquer un nouveau quotidien où désormais il assurait toutes les tâches ménagères en plus de ses occupations personnelles. En dehors de son travail frénétique de classement de tous les documents qui pouvaient lui passer entre les mains, le grand passe-temps de Georges Meunier était sa collection de timbres commencée le jour de son entrée aux PTT et poursuivie sans interruption jusqu'à ce jour. En plus du classement chronologique, il avait une deuxième collection thématique reprenant exactement les mêmes timbres français de 1958 à 1997. Il actualisait chaque année chaque cote même s'il n'avait aucune intention de les vendre un jour. Cette collection l'occupait deux heures chaque après-midi. Il pouvait se contenter de feuilleter ses albums ou de les dépoussiérer dans le ce laps de temps immuable qu'il s'était imparti. Il lui était même arrivé dans un accès de faiblesse de piquer du nez sur un album, mais son horloge interne l'avait réveillé juste à l'heure du goûter, clôture de sa séance philatélique quotidienne. Le reste de l'après-midi était consacré au brochage des factures, au collage des articles qui l'avaient intéressé dans le journal local, et à la tenue de son livre de comptes.
On aura donc compris que Georges Meunier est ce que l'on peut appeler sans trop exagérer (et sans jeu de mots franchouillard) un vieillard maniaque.
Un vieil homme qui, chaque soir, règle son radio-réveil pour le lendemain sur 7h45, à l'heure du flash info, qu'il écoute jusqu'à 7h50, heure à laquelle commence sa journée programmée : toilette rapide en contradiction parfaite avec sa manie de la propreté, petit déjeuner frugal dans la cuisine où il a pris soin de dresser la table la veille au soir, promenade matinale sur les pas du facteur qu'il a été, achat du pain, du journal, d'un steak à la boucherie des Halles, retour pour 10 heures pour étendre la lessive qu'il a programmée avant de se coucher. Tout ce programme est bien entendu indépendant des conditions atmosphériques, pourtant finement étudiées par Georges sur son double baromètre-thermomètre qui lui permet de déterminer la tenue adéquate pour ses sorties : bottes pour la pluie, chapeau fourré l'hiver, veste légère aux beaux jours. S'en suit la lecture du journal dans son intégralité, avant de préparer le déjeuner fait du steak et de légumes en conserve. Une courte sieste et c'est le moment de se plonger dans sa collection de timbres et ses classements. (A suivre...)

01 August 2006

sic transit

Un aéroport, ça reste un aéroport. On suit les pictogrammes, on avance dans un air conditionné, aseptisé.
Je n'aurais jamais cru revenir ici. Kuala Lumpur, sept heures d'escale.
Quatre ans jour pour jour.
Mon anniversaire. Un hasard de plus.
J'ai réalisé ça tout à l'heure, en plein vol, toute seule pour mon anniversaire, en avion pour mon anniversaire, ça m'est déjà arrivé. A Kuala Lumpur pour mon anniversaire. Aussi. C'est fou. Je reconnais les lieux, je les repère plus que je les reconnais. C'était sûrement déjà comme ça il y a quatre ans... Deux voyages en quatre ans, la même escale. Pourtant rien n'est pareil.
J'étais avec lui, son sourire, sa surprise d'anniversaire, justement, au milieu du hall d'attente, une chanson composée pour moi, qu'il interprète devant tous les voyageurs - qui ne comprennent pas trop ce qui se passe - moi, rouge pivoine, émue, rire aux larmes, un cadeau d'anniversaire comme ça. Le début d'un voyage, l'entrée dans l'autre monde, avec lui. Quatre ans, j'ai changé, je suis partie, depuis je fais ma vie comme une grande. Et là, je pars, pour de bon, vers le Pacifique, pour voir. A croire que tous les avions au départ de Paris ont besoin de se ressourcer à Kuala Lumpur. Si j'avais fait attention, j'aurais peut-être changé le vol ou la date. Eviter de repenser à la première fois. Ne pas me laisser gagner par la nostalgie. Je pars, c'est sûr, tant pis si c'est mon anniversaire, tant pis si personne ne m'attend. Mais une petite chanson, ici, dans le hall, je n'aurais pas dit non...

(merci à Mallou pour ce souvenir éhontément emprunté)