Une minute en moins
Le matin, au moment du réveil, est souvent le point de départ d'une aventure insolite. Dans les bons romans, on a du mal à sortir de son lit en raison d'une carapace encombrante. Dans la vie, c'est autre chose, on ne s'appelle pas Gregor mais peut-être Georges et on se lève comme tous les jours parce que justement la vie n'est pas un roman.
En ce qui concerne Georges Meunier, on aurait du mal à trouver dans cette longue vie accomplie au service des postes et télégrammes la moindre fantaisie susceptible d'intéresser un quelconque romancier en mal d'inspiration. Il semblerait bien au contraire que Georges Meunier ait choisi délibérément de mener une vie vide d'intérêt, où toute intervention du hasard a été spontanément exclue par une organisation minutieuse de chaque minute qu'offre la sainte journée. Il avait même renoncé à la foi chrétienne à l'âge de 23 ans, peu après son mariage avec Jacqueline Lubin, ne pouvant se permettre l'intervention d'un miracle ou de la volonté divine dans son quotidien. Georges avait donc été trente-sept ans durant un employé modèle, facteur de son état, qui était apprécié pour son zèle, sa discrétion et sa ponctualité. Peu de gens du secteur 16 qu'il a parcouru selon le même circuit depuis 1958 seraient capables de décrire ce facteur qui brillait par son insignifiance.
Pourtant, depuis sa retraite, il continuait à arpenter le quartier dont il avait été le messager, commençant sa tournée comme dans le temps, juste accompagné de sa sacoche en cuir, cadeau de départ offert par ses collègues. Il lui arrivait de temps en temps de croiser un de ses successeurs, ce qui était toujours l'occasion de longs marmonnements intérieurs comme quoi de son temps, on ne se serait pas permis ces choses-là.
Georges Meunier parlait souvent seul, il n'avait pas d'amis, les amis c'est une perte de temps, et Jacqueline l'avait abandonné six ans plus tôt, terrassée par une attaque cérébrale. Ce départ non programmé avait causé un certain trouble dans la vie réglée de Georges et il avait dû prendre sur lui pour se fabriquer un nouveau quotidien où désormais il assurait toutes les tâches ménagères en plus de ses occupations personnelles. En dehors de son travail frénétique de classement de tous les documents qui pouvaient lui passer entre les mains, le grand passe-temps de Georges Meunier était sa collection de timbres commencée le jour de son entrée aux PTT et poursuivie sans interruption jusqu'à ce jour. En plus du classement chronologique, il avait une deuxième collection thématique reprenant exactement les mêmes timbres français de 1958 à 1997. Il actualisait chaque année chaque cote même s'il n'avait aucune intention de les vendre un jour. Cette collection l'occupait deux heures chaque après-midi. Il pouvait se contenter de feuilleter ses albums ou de les dépoussiérer dans le ce laps de temps immuable qu'il s'était imparti. Il lui était même arrivé dans un accès de faiblesse de piquer du nez sur un album, mais son horloge interne l'avait réveillé juste à l'heure du goûter, clôture de sa séance philatélique quotidienne. Le reste de l'après-midi était consacré au brochage des factures, au collage des articles qui l'avaient intéressé dans le journal local, et à la tenue de son livre de comptes.
On aura donc compris que Georges Meunier est ce que l'on peut appeler sans trop exagérer (et sans jeu de mots franchouillard) un vieillard maniaque.
Un vieil homme qui, chaque soir, règle son radio-réveil pour le lendemain sur 7h45, à l'heure du flash info, qu'il écoute jusqu'à 7h50, heure à laquelle commence sa journée programmée : toilette rapide en contradiction parfaite avec sa manie de la propreté, petit déjeuner frugal dans la cuisine où il a pris soin de dresser la table la veille au soir, promenade matinale sur les pas du facteur qu'il a été, achat du pain, du journal, d'un steak à la boucherie des Halles, retour pour 10 heures pour étendre la lessive qu'il a programmée avant de se coucher. Tout ce programme est bien entendu indépendant des conditions atmosphériques, pourtant finement étudiées par Georges sur son double baromètre-thermomètre qui lui permet de déterminer la tenue adéquate pour ses sorties : bottes pour la pluie, chapeau fourré l'hiver, veste légère aux beaux jours. S'en suit la lecture du journal dans son intégralité, avant de préparer le déjeuner fait du steak et de légumes en conserve. Une courte sieste et c'est le moment de se plonger dans sa collection de timbres et ses classements. (A suivre...)
2 Vous avez toujours quelque chose à dire :
A 3/8/06 14:33, lovesick puppy a eu le culot d'écrire
Very nice start... I am looking forward to reading what happen to Georges... I am not so sure that he is only an ordinary man...
A 6/8/06 19:06, Maître a eu le culot d'écrire
georges aurait il le visage de la gouluche? Je n'arrive pas à lui en mettre un autre...
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