meinetwegen

tentative de rattrapage, espace d'exploration, d'échange et d'expérimentation, tout par la langue, rien que la langue, slurp.

04 August 2006

Une minute en moins - 2e partie

Le 19 avril 1998, Georges Meunier se réveilla au son de la radio comme chaque matin et démarra sa journée comme on l'a vu, sans histoire. Le 20 avril, ses yeux s'ouvrent dès les premiers mots du présentateur des informations. La chambre est baignée dans la pénombre, Georges se redresse dans son lit et s'étire au son des nouvelles du jour : si la mort d'Octavio Paz l'affecte peu, il est surpris d'apprendre la disparition d'Armand Jammot, dont il a longtemps suivi Les Chiffres et les lettres avant que la formule ne change - de toute façon, il ne regarde plus la télévision depuis la mort de Jacqueline. Les yeux rivés sur le compteur digital de son radio-réveil dont les chiffres verts colorent l'angle de la chambre d'une lumière irréelle, Georges Meunier écoute le résumé de la biographie du producteur, il est 07:46. Une sueur froide lui parcourt le dos le long de son pyjama en flanelle quand il voit le dernier chiffre du cadran se transformer directement en 8. Il en est sûr, le réveil n'est pas passé par 07:47. Il indique bien 07:48. Georges Meunier est parfaitement réveillé, il sait qu'il ne s'est pas assoupi, pas même une minute, qu'il n'a pas cligné des yeux ou détourné le regard. Non, il était assis là, dans son lit, le dos calé sur son oreiller en plume d'oie, le buste à demi incliné, dans la pénombre verte de la chambre et il écoutait très attentivement le rappel des grandes émissions inventées par Armand Jammot. "... des jeux qui faisaient appel à l'intelligence des téléspectateurs..." C'est sur ce dernier mot que le cadran avait changé passant de 46 à 48, oubliant, sautant, ignorant la 47e minute de la septième heure de ce 20 avril 1998. N'importe qui, témoin d'un tel accroc technique aurait d'abord ausculté le dit réveil, vérifié la prise, l'appareil n'était pas tout jeune - Georges Meunier l'avait acheté douze ans plus tôt, à l'époque c'était une vraie acquisition. Non, si tout être normalement constitué aurait d'abord douté de la machine, telle ne fut pas la réaction de Georges Meunier face à cette bizarrerie horlogère... La sueur froide déjà mentionnée détrempe à présent le dos de Georges qui s'éponge nerveusement le front avec les draps. Il est en nage, paralysé de terreur. Le réveil indique à présent 07:52 et Georges a vu défiler tous les chiffres depuis quatre minutes. Pour la première fois depuis très longtemps, Georges Meunier a peur - la dernière fois remonte aux bombardements de la Seconde Guerre Mondiale, Georges Meunier n'a pas eu dans sa vie, depuis, de grandes frayeurs, tant il s'est appliqué à ce que cette vie programmée et dictée par l'horloge se passe sans souci. Or, c'est bien l'horloge qui le trahit en cet instant, sous la forme d'un radio-réveil Philips blanc à affichage digital vert, acheté en 1986 chez le détaillant en électro-ménager Mocoeur, depuis remplacé par une pizzeria. Pourtant, Georges ne pense toujours pas à mettre en doute les performances de son réveil. Il n'écoute plus la voix monocorde et enrhumée du présentateur de la météo, ses mains sont moites contre la couverture, ses yeux sont écarquillés et il sent sa lèvre inférieure souffrir d'un léger tremblement tandis que sa bouche est entrouverte. Georges Meunier a peur, quelque chose lui a échappé. Une minute. Lui, qui à cet instant en avait vu passer trois millions trois cent huit mille deux cent quatre-vingt-six depuis sa naissance, voyait tout son monde s'effondrer en ayant manqué la quatre cent soixante-septième de cette nouvelle journée... On pourrait bien sûr considérer avec amusement la détresse de ce vieil homme à la vie étriquée face à un tel événement, mais tout humain se doit de respecter le drame d'autrui. Car Georges Meunier vit bien le pire drame de sa vie ce matin. La mort soudaine de Jacqueline n'avait pas eu un tel effet ravageur sur Georges, puisque dès le moment où il l'avait rencontrée, chez des amis de ses parents à Rambouillet, il s'était préparé à l'éventualité de sa disparition et, pour prévenir tout désordre et tout chagrin, avait envisagé ce que deviendrait sa vie après, car curieusement, il n'avait jamais pensé mourir avant elle. Avec le temps, cette projection s'était estompée et le veuvage n'avait pas été si facile à assumer qu'il l'avait prévu. Mais tout cela n'avait rien à voir avec ce qui venait de se passer dans sa chambre. Le temps l'avait volé. Lui avait volé une minute. Précisément une minute de ce peu de détente qu'il s'accordait chaque matin avant de se lever.
Georges Meunier se lève difficilement à 7h59, il avance à pas lents, sentant ses rotules fragiles sous le coup de l'émotion, vers le réveil et monte le son, persuadé que le journal de 8 heures, plus complet, va évoquer le drame qu'il vient de vivre. "... et nous l'apprenons à l'instant, Monsieur Georges Meunier, 63 ans, résidant rue Ganneron dans le XVIIIe arrondissement à Paris a été le témoin de la disparition de la quarante-septième minute de la septième heure de ce 20 avril 1998, sur place, notre envoyé spécial..." Voilà ce qu'espère entendre Georges alors que le présentateur énumère les faits marquants du jour, mais en dehors du compte-rendu du sommet des deux Amériques, des déclarations du Premier Ministre et du rappel de la disparition du père des Chiffres et des Lettres, rien ne fait état de la catastrophe qu'il vient de vivre. C'est à 08:06, sur le cadran de son réveil, que Georges Meunier, en pyjama détrempé, les pieds nus, est saisi d'une certitude : il s'agit d'un complot. (A suivre...)

1 Vous avez toujours quelque chose à dire :

  • A 6/8/06 19:11, Blogger Maître a eu le culot d'écrire

    J'aime beaucoup ce petit récit où le fantastique du sans grade vient remettre sa vie en question. Le problème est peut-être tout simplemùent qu'il n'habite pas à la bonne adresse et que Michel Main a déréglé son réveil... Vite Olivier où sont les huiles?????

     

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