Une minute en moins - 4e partie
L'odeur âcre de tabac et d'haleine chargée saute aux narines de Georges alors qu'il franchit la porte en hochant la tête dans un salut hésitant. L'endroit est très fréquenté en cette heure matinale et il se décide à s'approcher du comptoir où sont accoudés quelques retraités du quartier qu'il a déjà croisés. Un vieillard avec une béquille est en grande conversation avec une femme vulgaire à la voix d'homme et aux traits grossiers. Il se poste derrière elle et commande un chocolat chaud, ce qui lui vaut les regards suspicieux de ses voisins. Il sent qu'il doit parler, il lui faut justifier sa présence ici, où il n'est quasiment jamais venu de sa vie. Mais tout le monde semble déjà l'ignorer. Au patron qui lui sert le chocolat, il lance sur un ton faussement complice "Vous avez vu, le père des Chiffres et des lettres est mort." L'autre le regarde dans un haussement d'épaules et murmure sans desserrer les lèvres : "Moi, j'préfère Intervilles..." C'est absurde, Georges en est maintenant convaincu, sa présence incongrue dans ce café ne fait qu'aggraver la situation. Il sirote sans envie le chocolat à l'eau à douze francs (quand même douze francs pour un chocolat à l'eau...) tout en essayant d'écouter les conversations qui l'entourent. On parle tiercé, météo, politique municipale - dans ses grandes lignes - mais personne ne mentionne l'événement du jour. Georges sent que le moment est venu, qu'il ne doit pas quitter les lieux sans savoir, il se penche sur l'épaule carrée de sa voisine, alors que celle-ci s'allume une nouvelle cigarette, et lui dit en masquant difficilement son inquiétude : "Vous avez vu qu'on nous a volé une minute ce matin ?!" La vieille femme tire une grande bouffée qu'elle lui régurgite dans les yeux en lui répondant d'une voix étonnamment virile : "Une minute ? Mais moi, c'est toute ma vie qu'on a volée!" Son acolyte infirme essaye alors de se mêler de la conversation : "Ouais, Michelle a raison, moi aussi on m'a volé quarante-deux ans à faire un boulot merdique et à me bousiller la santé." Georges Meunier, qui avait déjà beaucoup pris sur lui depuis son entrée dans le café, comprend alors qu'il vaut mieux éviter de prolonger le débat, mais il doit à tout prix partager l'information exclusive dont il semble être le seul détenteur : "Oui, mais ce matin, on nous a volé une minute, y a pas eu 7h47 !" Sur ces mots, il refait un hochement de tête en direction du comptoir et sort, emportant avec lui un échantillon important de la puanteur intérieure. Nous ne retranscrirons pas ici les mots peu amènes qui affluent dans la tête de Georges pour qualifier les personnes qu'il vient de rencontrer, les dites personnes échangeant quant à elles un regard mêlé d'interrogation et d'amusement. La colère est en train de prendre le pas sur la peur alors qu'il remonte la rue des Dames, soit on se moque de lui, soit la chose est vraiment trop grave... Et tout le pousse à croire que c'est bien la deuxième hypothèse qui est la bonne... Il songe même à aller jusqu'au commissariat faire une déposition ou demander des explications mais il a peur de se ridiculiser ou d'être pris pour un perturbateur de l'ordre public, et c'est bien ce qui a toujours retenu Georges Meunier de franchir les portes d'un commissariat... on ne sait jamais, il pourrait se rendre suspect d'un crime qu'il n'aurait pas commis et aller au devant de difficultés inutiles. Non, la police n'est pas une solution, les pompiers non plus, Georges réfléchit en marchant, tourne le problème dans tous les sens, machinalement il a pris le chemin de son parcours quotidien, sûrement pour retrouver un peu de stabilité et de confiance. Il songe toutefois plus sérieusement à aller voir le bijoutier de l'avenue de Clichy pour lui demander s'il a remarqué quelque chose, mais il réalise qu'à 7h46, celui-ci n'était sans doute pas dans sa boutique avec toutes ses pendules pour voir toutes les aiguilles sauter en même temps la minute qui lui fait tant défaut. Qui pouvait bien avoir intérêt à raccourcir ainsi les vies, à accélérer le temps ? Il s'agissait forcément d'une autorité haut placée, aux sombres desseins... Georges Meunier s'arrête net sur le trottoir. Il n'ose croire l'horreur de l'idée qui vient de lui traverser l'esprit. Et si cette minute n'était pas la première ? Après tout, il ne passait pas sa vie les yeux rivés sur le cadran de sa montre ou de son réveil à surveiller que chaque minute succède à la précédente. Jusqu'ici, il n'avait jamais eu à envisager de telles malversations, le temps lui avait semblé plutôt régulier. Mais, dans la tête de Georges Meunier, tout s'accélère soudain, qui sait si cela ne dure pas depuis des années... et surtout qui a la preuve que la nuit, les horloges ne subissent pas une telle accélération, sautant allégrement plusieurs minutes chaque heure ? Il lui arrivait bien de se réveiller pendant la nuit et de regarder passer les minutes sur le cadran du réveil, mais c'était toujours dans un état de demi-sommeil et peut-être qu'ils avaient aussi les moyens d'opérer ces sauts temporels aux moments d'inattention des gens, peut-être qu'ils le surveillaient à chaque minute en attendant qu'il tourne la tête pour pouvoir avancer les aiguilles et les compteurs. Georges se saisit la poitrine, tant l'excitation de ses élucubrations l'a mis dans un état de quasi apoplexie. Et si justement, maintenant qu'il sait, ils essayaient de le faire mourir...
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