Stadtmonolog 6
Bien sûr, j'en ai vu tomber. Par grappes. Tout au long de ma vie. Si souvent associée à la mort. Et toujours cette étrange sensation que la mort se devait chez moi d'être violente. Si violente qu'on en oublie les morts naturelles. Les hommes m'ont fait la démonstration appliquée, méthodique, patiente de la cruauté dont ils étaient capables. Avec moi. Avec les miens. Ce sont tous les miens. Rien ne semble les avoir découragés. On mourait si facilement chez moi. Ça tombait. Ça tombait bien. Comme des mouches. Comme les bombes. Je n'avais pas d'autre choix que de les ramasser, là, à mes pieds, de les entourer de mes bras, de les veiller une dernière fois, piéta éternelle, condamnée à pleurer chacun de mes enfants foudroyé sous les coups de ses frères. Je pleure encore chacun de vous. Je ne trouverai ni repos ni consolation, tant que je serai là, je le sais. Ce ne sont pas les pansements sur mes plaies qui parviendront à me les faire oublier. Vous méritez tous ce chagrin, je pleure surtout les innocents que je n'ai pas pu sauver à temps, dont les visages sont à jamais imprimés dans chaque recoin de ma mémoire. Le vent bat mes pleurs la nuit dans un sifflement insoutenable, je vous pleure, je crisse, je crie, je ne dormirai jamais, même au cœur de l'hiver, quand la nuit m'enveloppe si longuement et essaye d'étouffer toute clarté sur mes épaules, je continue de vous veiller, je vous énumère, vous compte, vous appelle, vous m'avez faite telle que je suis, vos morts m'ont façonnée, comme aucune autre. Un siècle de douleurs à supporter les yeux ouverts, à ne pas comprendre. J'avais l'impression d'être la cause. De cette haine déchaînée. De cette furie dévastatrice, dont j'ai été la première victime. Et si j'ai survécu à tous ceux-là, c'est sans doute pour mieux m'en vouloir, pour les rappeler aux autres, pour que je ne les oublie pas et que je ne m'endorme jamais.